Chercher le regard
Entretien avec Jean-Gabriel Périot à propos du cinéma d’Alain Resnais

 

Alain Resnais a influencé beaucoup de cinéastes parmi ses contemporains, mais aussi des générations ultérieures. Jean-Gabriel Périot en fait partie. Un jeu d’échos semble effectivement à l’œuvre entre leurs démarches, toutes deux tournées vers la réappropriation d’archives, mais aussi par leurs façons d’aborder l’Histoire, le temps, l’image, la parole. C’est par-dessus tout une foi envers les possibles du cinéma (documentaire) qui semble relier les deux cinéastes, lesquels ont tous deux mené la forme courte à des sommets de subtilité artistique. Cet entretien est l’occasion de mettre en perspective cette proximité à la fois discrète et manifeste, dont le principe est celui de l’expérimentation.

 

Est-ce à Alain Resnais que vous devez le goût de l archive dont votre démarche est empreinte ?

Non, absolument pas. Lorsque j’ai commencé à faire des films, je manquais clairement de culture. Je venais de la province et de la Guadeloupe. Mon seul accès au cinéma de patrimoine, c’était la télévision… J’ai construit ma culture cinématographique plus tard, quand je suis arrivé à Paris. J’ai alors découvert Alain Resnais, mais aussi d’autres réalisateurs ayant travaillé les archives comme Jean-Luc Godard ou Chris Marker. Ce, pour moi, qui distingue Resnais des autres, c’est à la fois sa précision et sa retenue. Par exemple, dans Toute la mémoire du monde, il ne montre même pas les documents archivistiques dont le film parle, il décrit simplement comment on les catalogue. Si on travaille soi-même avec des archives, un tel regard est forcément assez fascinant.

 

Voyez-vous une proximité entre le cinéma de Resnais et le vôtre en ce qui concerne l’entremêlement d’images de natures différentes ?

Je comprends le mouvement de pensée de Resnais. On partage peut-être le même. Je sens chez lui un intérêt pour l’image, en tant qu’objet concret. Qu’est-ce que la représentation ? Mais aussi, qu’est-ce qu’une image en tant que telle ? Ce sont des questions élémentaires pour tout cinéaste, mais centrales pour celles et ceux qui utilisent des archives. C’est pour cela que l’on travaille à partir d’images de toutes sortes, comme pour questionner l’ensemble des possibles. Il n’y a plus de hiérarchies dans les images, il n’y a pas d’images qui seraient plus dignes d’intérêt que d’autres, plus narratives ou plus documentaires que d’autres. La peinture peut être aussi troublante, émouvante, que l’est la photographie ou l’image filmique en mouvement Lorsqu’on regarde les premiers courts métrages de Resnais consacrés aux peintres, on perçoit la façon dont lui-même « entre » dans les images. Dans Van Gogh ou dans Guernica, on peut voir quelques œuvres dans leur ensemble, mais souvent ce ne sont que de tous petits fragments. Resnais ne veut pas montrer les peintures, mais la peinture, et surtout l’acte de peindre.

 

Il semblerait que Resnais, comme vous, considérait le montage comme le moment crucial de la réalisation.

J’aurais du mal à penser et à faire différemment. Il y a plusieurs moments d’écriture d’un film. Comme je partage avec Resnais le fait de monter mes films, je me permets d’imaginer que pour lui, comme cela l’est pour moi, le montage était l’étape principale de l’écriture d’un film. Avant le montage, il y a l’écriture papier, il y a le tournage, mais il y a cette conviction que le film va se trouver au moment du montage. La grammaire cinématographique de Resnais est d’une grande précision mais sa force, c’est la manière dont il monte. Il y a là une puissance discrète, qui ne se voit pas, mais redoutable de précision. Son cinéma se joue là, dans le montage.

 

Dans les courts métrages, en particulier ceux qui sont consacrés aux peintres, la question est celle de la place donnée au fragment, au détail, au visage aussi.

Resnais ne réalise pas une série sur la peinture comme on a pu en voir sur Arte, où l’on regarderait chaque détail pour comprendre comment c’est peint et comment le détail change la signification de l’œuvre entière, etc. Sa démarche est différente. Il utilise le détail comme une matière narrative, et ce même si c’est pour élaborer une narration abstraite, rythmique, presque expérimentale. Concernant la valeur accordée aux visages, dans Les statues meurent aussi,il joue avec les trois dimensions des sculptures et il nous donne à voir en particulier les visages qui se détachent de ces statues. Quand il filme de la peinture abstraite dans la série sur les peintres, la manière dont s’est éclairé, dont il ménage des ombres donne la sensation qu’il cherche un regard à l’intérieur, comme s’il filmait un visage. Je ne sais pas trop ce que cela veut dire (rires).

 

Pour Resnais la question du rythme est centrale. Est-ce que cela vous vient de Resnais, cet amour pour les contretemps et les chocs temporels ?

C’est une école, une conception du montage. Le champ lexical que vous employez renvoie au domaine de la musique : on parle de rythme, de contrepoints, de contretemps, de variations, de mouvements. C’est ce langage comme musical qui prévaut depuis Dziga Vertov. La force de la musique est que dans son abstraction, elle procure des sentiments de plaisir, de déplaisir, d’envie de bouger son corps, d’envie d’écouter, d’envie de silence. C’est exactement pareil pour le montage, ça joue directement sur le corps, sur le receveur. On peut très librement accélérer d un coup ou au contraire casser le rythme, on sait que ça va produire un effet plus ou moins désagréable, plus ou moins sympathique. C’est flagrant chez Resnais.

 

Chaque film est à la fois extrêmement cohérent, aboutissant à une globalité, et en même temps on a l’impression que ça part dans tous les sens. C’est en ce sens, je crois, qu’Alain Resnais disait : « Je fais toujours un film contre le précédent. »

Je vois ce qu’il veut dire. Personnellement, je dirais qu’à chaque projet je m’aventure dans quelque chose que je ne sais pas faire. Je refuse de revenir à quelque chose qui ferait répétition. Dans son assertion, j’entends la nécessité de se déplacer en permanence. Il y a de la disparité dans les courts métrages de Resnais, mais malgré tout il y a continuité. Quand on pense au Chant du Styrène, sur le polystyrène, on pourrait dire que le film est « contre » les précédents car il ne porte sur rien d’a priori « important », sinon la joie du progrès et de la science. Quand on voit le film aujourd’hui, ça fait presque mal au cœur. En revanche, si on en analyse la mise en scène, c’est la suite directe de Toute la mémoire du monde ou Les statues meurent aussi ? C’est un film virtuose. Et très drôle ! À chaque film, Resnais va plus loin formellement. Ce qu’il parvient à faire est incroyable. C’est jubilatoire.

 

Le lien ténu entre les films, leur moteur si l’on peut dire, c’est une foi jamais démenti dans les possibles du cinéma. De son côté, Jean-Luc Godard préfère sonner le glas, parler de « fin du cinéma »…

Au regard de la filmographie de Resnais, je pourrais presque acquiescer avec Godard… Plus sérieusement, je crois personnellement que l’on pourra toujours trouver la possibilité de s’emparer du monde, ou des mondes, grâce au cinéma. Il me semble que Resnais et moi-même sommes plus modestes que Godard. Nous ne croyons pas dans un cinéma prophétique. Quand on attend peu, on est moins enclin au désespoir. Pour renverser votre proposition, je dirais qu’il ne s’agit pas de croire dans la puissance du cinéma, mais plutôt de ne pas croire dans l’impuissance du cinéma. Si cette impuissance n’advient pas, il est toujours possible de faire des films. Il me semble que Resnais et moi, et cela va avec notre façon de passer d’une thématique à l’autre, d’un registre à un autre, partageons le plaisir de la fabrication du cinéma, du jeu que cela représente. Nous partageons une forme d’amusement, même s’il est souvent illisible, à travers des jeux de mots visuels, des clins d’œil, etc. On est un peu comme des gosses.

 

Propos recueillis par Mathieu Lericq
Bref magazine
janvier 2022